Située à Troussures, village de la commune d’Auneuil dans l’Oise, une petite grange d’apparence anodine s’avère être un précieux témoin du temps jadis dans nos campagnes. Observée, analysée et restaurée, elle livre ses nombreux secrets.

Le plus ancien de ceux-ci ? Il est si vieux que la grange n’existait pas encore, mais elle l’a soigneusement protégé. C’est une lame de hache préhistorique en silex du néolithique (période antérieure à -2200 av. JC), matière dont les humains étaient passés maîtres dans l’art de la taille. Elle servait aux premiers agriculteurs à défricher ou tailler le bois. Preuve que le village est occupé depuis plusieurs millénaires.

Mais revenons à la naissance de notre grange. Louis XIII règne sur le royaume de France. Les agriculteurs de cette première moitié du XVIIe siècle, installés dans la seigneurie des comtes de Troussures, vivent à proximité du château situé sur l’ancienne motte féodale. Les temps changent. Il faut diversifier les activités pour répondre aux besoins de leurs concitoyens. Il faut des tuiles et des briques. Le terrain est propice car il est constitué d’épaisses couches d’argile quasiment affleurantes. La matière première est facile à extraire mais les terrains sont gorgés d’eau et le climat pluvieux, il faut donc un endroit au sec pour stocker l’argile avant de la travailler. Le haut de la colline paraît idéal. Les soubassements en silex sont montés et la grange est bâtie en pan de bois. Les murs sont en torchis sur lattes et la toiture est de chaume (de blé très certainement). L’entrée donne directement sur la place haute du village. Mais la terre du sol est meuble dans le secteur et il faut renforcer les espaces pour faire circuler les lourds chariots apportant l’argile et remportant les briques et les tuiles. Une couche de petits silex provenant des couches supérieures de l’argile est alors posée sur le passage. On la retrouve à l’extérieur de l’entrée de la grange et au moins sur un tiers à l’intérieur de la grange. Les chariots sont toutefois si lourds, qu’ils laissent derrière eux deux ornières, retrouvées lors de la restauration du bâtiment. La grange va ainsi abriter l’argile pendant au moins 150 ans. Les briques et tuiles produites vont sécher dans la cour de la ferme et les animaux ne vont pas pouvoir s’empêcher de marcher dessus laissant leurs empreintes pour la postérité. Mais ce ne sont pas les seuls : les arbres y posent leurs feuilles et brindilles qui marquent délicatement la surface décorant ainsi les tuiles. Tuiles et briques sèches sont alors, soit cuites sur place dans les talus où la température de cuisson était mal contrôlée et souvent trop faible (donnant des briques orangées et fragiles) soit envoyées via des charretiers (les camionneurs de l’époque) vers des fours pour une cuisson de meilleure qualité. Mais avant de les expédier il faut savoir combien de tuiles et briques ont été produites. Alors, on les dénombre sur une tuile d’argile meuble qui n’a pas encore séché et, parfois, on y joint une signature.

Pendant ce temps, le village se transforme. Le temps passe. Louis XIV, Louis XV, Louis XVI sont déjà décédés. La Révolution française est passée. Royauté, empire et république se succèdent. Nous sommes dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Les règles de construction ont changé. Les lois interdisent de restaurer la toiture de la grange avec du chaume à cause des risques d’incendie.
Les fermes grandissent et se transforment. L’industrialisation se développe. La petite grange ne répond plus aux besoins pour le stockage d’argile. Elle subit alors une grande transformation. Les agriculteurs ont maintenant besoin d’espaces abrités pour battre et stocker le blé. L’entrée qui donnait vers la place est condamnée et une nouvelle entrée donnant, cette fois, sur la cour de la ferme est créée en abattant un mur.

Mais comment refaire la couverture de la toiture ? La charpente est trop fragile pour supporter les huit tonnes de tuiles plates nécessaires, pourtant si abondantes dans le Pays de Bray. Le chaume ne pesait que deux tonnes et demie. L’ardoise est la solution. Les carrières sont à 200 km, mais les marchands en livrent régulièrement. Comme elle est 20% plus lourde que le chaume, il faut réduire la surface de la toiture. Pour cela, il suffit de rehausser les murs d’un mètre. La pente de la toiture est alors plus faible mais sa surface se réduit de 20%. C’est idéal : le poids total de la nouvelle couverture en ardoise sera le même que celui de l’ancienne couverture en chaume. Les murs restent en torchis sur latte. Par mesure de précaution, chaque ferme* de la charpente est renforcée dans sa partie basse par des pans de bois à l’intérieur de la grange. Deux soubassements en brique sont montés sous ces pans de bois et renforcés par quelques blocs calcaires récupérés dans les environs, dont un portant le millésime 1793.

Là où la grange est bâtie, les couches d’argiles sont à une quinzaine de centimètres sous le niveau du sol. L’eau ruisselle à la surface et entre les couches d’argile. Le sol de la grange est donc humide une majorité de l’année. Ce n’est pas idéal pour stocker des céréales. Une cave semi-enterrée est construite sur un tiers de la surface de la grange, créant un vide sanitaire gardant bien au sec l’espace au-dessus. Face à la nouvelle entrée, le sol est construit en briques posées à champ (panneresse **), surface résistante et bien pratique pour faire entrer la batteuse et les chariots.

Une bergerie est alors accolée à la grange et fait la liaison avec un porche d’entrée, la cour de la ferme prend sa forme actuelle.

À la fin du XIXe – début du XXe siècle, la production de tuiles bat son plein à Auneuil. La briqueterie Collin-Muller jette ses tuiles mécaniques inutilisables (souvent entières mais présentant des fissures) et la population locale les récupère et s’en sert pour bâtir. Ainsi, la façade de la grange exposée aux vents dominants est recouverte de ces tuiles déclassées, lui assurant une protection pérenne contre les intempéries.

En 1917, la grange a servi de cantonnement aux soldats français comme l’illustre une affiche officielle de l’armée, placardée sur la porte, qui donne les consignes pour se prémunir des incendies.

En cette première moitié du XXe siècle, les fermes de Troussures se dégradent fortement. Cependant, grâce à l’installation d’une communauté religieuse au château, le village reprend vie. La ferme est rachetée. La toiture en ardoise de la grange ayant vécu, elle fut refaite en 1960 en tuiles plates. Malheureusement la charpente ne fut pas renforcée alors que le poids de la couverture était multiplié par trois. De nombreux éléments de la charpente se brisèrent ou commencèrent à ployer. En urgence, des étais en sapin furent boulonnés pour empêcher son écroulement. Les murs en torchis, eux-aussi fatigués par le temps, sont recouvert à l’extérieur par un plaquage de ciment sur grillage. La grange ainsi stabilisée sert alors d’espace de bricolage pendant cinquante ans.

En 2018, une idée folle émerge : transformer cette grange en une bibliothèque du patrimoine régional, riche de 13.000 ouvrages pour les rendre disponibles à la consultation pour tous les publics, via l’association PROFONDHIS. La grange a été intégralement restaurée entre 2019 et 2023 avec des matériaux durables et adaptés à cette nouvelle fonction et ouverte à tous depuis juin 2023.

* Ferme : Éléments de charpente, montés en triangle et posés dans la largeur d’un bâtiment pour supporter la toiture.
** Panneresse : En maçonnerie, pierre ou brique placée de manière à laisser voir sa longueur et sa hauteur
Pour aller plus loin dans l’archéologie du bâti de cette grange :
ANSAR-PEINEAU Marie et PEINEAU Stéphane, “Histoire d’une petite grange du pays de Bray picard”, dans Quadrilobe, histoire et patrimoine de Picardie, 2022, n°7, p. 35-54.